Politique et rituel – Le rôle de la photographie dans la construction du Mouvement Sans-Terre

(versão em português aqui)

Le Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terre (MST) est le plus important mouvement social pour la réforme agraire au Brésil. Né il y a 20 ans dans le Sud du pays, il a développé des modalités d´action extrêmement originales, la plus connue étant l´occupation des proprétés rurales non-productives: des familles organisées invahissent la terre, s´y instalent et y travaillent en vue d´obtenir du gouvermenent l´expropriation et la distribution. Le Mouvement Sans-Terre n´a pas créé les occupations, mais il les a systématisées, les a propagé dans le pays et les a  consacrées en tant que forme de pression  efficace pour la RA; il a aussi dévéloppé des stratégies et de procédures spécifiques aux occupations et a créé toute une technologie, des méthodes d´organization et de foncionnement très efficaces pour la constitution des campements.

Tênue pour “archaïque”, la question de la terre persiste dans un pays qui s´est mondialisé sans jamais faire sa réforme agraire. Le MST naît au moment de ces grandes transformations, y compris de la mondialisation de l´agriculture brésiliene. Et pour faire face à cette nouvelle complexité, il fait converger la lutte pour la terre et un programme plutôt “contemporain”: lutte contre les OGM, contre la mercantilization des sémences, contre l´ALCA et le FMI, constitution de coopératives de production et de distribution, d´écoles et développement des méthodes spécifiques d´alphabétisation. L´importance qu´une technique moderne – la photo – acquiert dans la consolidation d´un mouvement dont la base sociale, illétrée, ne s´est même pas intégrée au monde de l´image, peut être vue comme un des aspects de cette curieuse rencontre de l´archaïque et du contemporain.

La photographie est tenue, par le MST, comme un de ses instruments de lutte ; elle ne s´est pas limitée à documenter ses actions et à consacrer ses mythes, mais a aussi inspiré certaines de ses stratégies politiques les plus caractéristiques. Cet usage de l´image photographique par le MST donne lieu à une  double dynamique: l´introduction des sans-terre  à la frequentation de l´image, et l´ inscription du mouvement dans un moment historique où l´information visuelle devient un moyen de “lecture” et d´action sur le monde.

Le MST s´est fait connaître, du moins à l´étranger, par les photos de Sebastião Salgado. Pourtant ses actions étaient déjà enregistrées en images depuis le début, par des militants, des amateurs, et par des dizaines de photographes fascinés par leur originalité et par leur hardiesse . Les premières occupations, au tournant des années 70-80, étaient un défi au tabou de la propriété, un geste extrême au moment de la reprise des mouvements sociaux à la fin de la dictature militaire. Vu l´impact et la répression qu´elles ont suscitées, les occupations ont reçu le soutient de la part des organisations de gauche, de la société civile et d´une partie de d´église catholique, attirant aussi l´attention des photographes. Lorsqu´il s´est aperçu de l´importance politique de l´image photographique, le MST l´a adoptée en tant que langage accessible à l´entendement et à l´expression de sa base sociale, et comme instrument politique pour attirer l´attention de l´opinion publique. Ces photos ont fini par constituer um “regard” sur le Mouvement, donnant aussi origine à une iconographie unique sur les sans-terre.

Le MST a en fait  élargi, jusqu`à la photographie, la pratique de l´occupation dont il se sert avec tant d´aisance. Il s´est “apropriée” du regard des photographes, en le faisant sien. Il a aussi développé une perception très aigüe de l´importance du visuel et la capacité de le mettre en valeur dans la conception de ses actions – en les « cadrant » au sens photographique du mot, et, d´une certaine manière, en « anticipant » leurs images. Il a aussi été capable de tirer de la visibilité inspiration pour la conception de son stratégie politique. Cette importance accordée `a l´aspect visuel de  l´ action politique,  mais aussi le fait que la visibilité devienne une composante stratégique dans la conception et le fonctionnement des campements est à mettre en rapport avec l´ expérience et la fréquentation des images que le Mouvement a su entreprendre. La photo a contribué, en plus, à la création d´une esthétique  basée sur des symboles et sur des textualités culturelles, et au développement d´une pratique rituelle nommée “mystique”, inspirée des caractéristiques du spectacle e de la visualité.

Je vais vous parler du rôle de la photographie dans cette dynamique politique.

Une photo de Daniel de Andrade de la première grande occupation du MST, à Fazenda Annoni en 1985, montre l´entrée des sans terre dans la photographie et dans l´histoire. Cinq de ces femmes d´origine rurale appartiennent à la même famille, dont elles réprésentent quatre générations. Unies par leur sang et par leur destin, sûrement elles n´ont jamais été réunies dans une photo – peut-être n´ont- elles jamais été prises en photo. Il y a, dans cette photo, une “gradation des regards” qui révèle la position de chacune de ces femmes dans une sorte “d´échelle” de familiarité avec l´image photographique. Deux d´entr´elles ignorent la caméra, indifférentes à la situation: l´enfant, qui n´a pas conscience de ce qui se passe; la femme plus agée, qui semble méconnaître le rituel auquel elle participe. Innocentes, elles ont été “conduites” jusqu´à la scène photographique et y participent “sous protection”: le bébé est porté par la mère, la femme âgée est entourée par le bras de sa fille, comme si elle voulait intégrer le personnage le plus éloigné au cérémonial. Indifférente – ou même contrainte par la nouveauté de la situation – cette femme a les yeux baissés, elle ne regarde pas le photographe. Les autres le regardent, mais ces regards sont, pourtant, très différents les uns des autres.

Le regard de la jeune-fille nous est familier. Jeune mère dans une situation de désarroi, son visage “exprime”: une interrogation? de l´angoisse? et correspond mieux à ce que nous sommes habitués à “voir” dans une photo. Celle qui représente la deuxième génération est la figure centrale du groupe.

Soutenant sa mère d´un bras, à l´autre s´est accrochée une petite fille – sa cadette, probablement – qui a l´air de vouloir « pénétrer » dans la scène. Cette femme est la plus forte et probablement la plus active de la famille ; telle que la montre la photo, elle semble être responsable  par la cohésion du groupe familial – c´est elle qui soutient les personnages plus fragiles. Elle regarde le photographe; pourtant nous n´arrivons pas à  comprendre ce regard, a le « lire » ; il  a quelquechose de peu familier, dûe peut-être à notre impossibilité de situer de qu´elle “distance dans le temps” cette femme regarde le photographe  – ce qui nous empêche d´identifier, comme dirait Serge Daney, “ce qui nous regarde” dans cette photo.

Cette échelle de regards peut être referée à ce que Jacques Rancière a appellé “l´époque d´or” de la photo, lorsqu´ il y avait un rapport de convertibilité réciproque entre le quotidien et l´histoire, et une irreductibilité de la vie aux évènements plus spectaculaires et significatifs[1]. Cette heureuse alliance a perdu son innocence depuis l´arrivée de deux phénomènes, qui introduisent une “crise’ de la photo: lorsque nous avons perdu la capacité de “lire” les évènements de la vie collective auprès des gestes et des corps, et lorsque s´estompe la disponibilité de ces figures anonymes à prêter leurs corps à la câmera, brouillant avec leur opacité le jeu des significations. Par rapport à ce partage périodique, la photographie telle que la produit le MST est un cas digne d´attention: contemporaine de la fin de cette solidarité entre photo et histoire, la disponibilité des corps qu´elle offre à la contemplation suggère en fait une « cohabition » des étapes historiques décrites par le philosophe:  la photo dite “engagée” pourrait être vue comme un effort de “renouer” avec l´histoire, tandis que les corps disponibles manifestent encore sa présence directe.

Une des richesses et un des plus grands défis de ce matériel découle de cette cohabitation troublante entre des “ères” dont les limites ne semblent pas encore fixés. Toute la pratique du MST doit être considerée à la lumière de ces discontinuités, et la photographie est un instrument unique aussi bien pour révéler ce décalage que pour en reduire la portée.

Ayant rennoncé à la politique traditionnelle, au jeu de la réprésentation et du pouvoir, le MST a adopté l´action directe, qui se prête “naturellement” au regard des photographes. La création des évènements collectifs, dans la sphère publique, en vue de faire pression sur l´état et l´apparat du pouvoir impose, de part sa propre nature, le registre photographique. C´est en fonction de l´“irradiation” photographique promue par le MST que le public s´est rendu familier, le long des années, des bâches noires et de la population qui s´y abrite. Pourtant la fonction principale de la photo du MST est de porter jusqu`aux campements la “nouvelle visuelle” de ses faits et de son expansion dans le pays. C´est l´objectif du Jounal du Mouvement – vieux de plus de 20 ans – et de ces 15 000 exemplaires mensuels distribués dans tous les campements.

Le MST mobilise trois régimes d´images: des images documentaires; des  “récits visuels » ayant recours à une sorte de montage  (des photo, des dessins), et des images destinées à susciter l´ inspiration ou la croyance des sans-terre. La plus grande réussite politique du MST n´est pourtant pas étrangère à sa découverte des pouvoirs de l´image: il s´agit de la transformation stratégique de la visibilité en champ d´ action politique. Je vais vous parler de ces trois régimes d´images, et de la découverte de ce nouveau champ d´action politique

Photo documentaire et action politique

Avec les occupations, la possession de la terre ne se pose plus comme une question individuelle, entraînée par les forces et opportunités économiques; elle devient une action directe, collective, conflictuelle, qui exige des stratégies spécifiques. Occuper des propriétés privées, des bâtiments publics, faire des manifestations, des marches (défilés, cortèges) à travers le pays – ce sont des actions que le MST a appris à bien mener et à mettre en valeur à travers l´image. En conséquence les sans terre ont été l´objet de violence de la part des propriétaires et de la police,  ils ont subit des massacres dont la photo n´a pas manqué de porter témoignage.

L´occupation est l´action la plus prestigieuse du MST, son icône majeur, et  les campements sont l´objet d´élection de la photographie. Le campement n´est pas seulement un lieu qui “abrite” des actions; il est en lui-même une action: rester sous les bâches pendant des jours ou des années, est un geste de lutte et de résistance qui rend le “acampado” redevable de  l´attribution de la terre. Les anthropologues sont en train d´étudier les campements comme le fruit des techniques rituallisées pour effectuer les occupations : ils donnent lieu à une organisation spatiale, à une etiquette pour y entrer et s´y installer, ils reposent sur des règles de cohabitation, sur un vocabulaire spécifique et des éléments dotés de symbolisme, comme la baraque et la bâche noire. Or, les photographes ont très tôt remarqué l´importance de cet space précaire, ils se sont rendus compte que des formes nouvelles de socialité s´y constituaient, et ils se sont employés à les enregistrer. Avant que les specialistes ne commencent à examiner les campements comme “figures spatiales spécifiques”, ils cherchaient déjà à capter la “forme” du campement: les vues générales se multiplient montrant leur situation dans l´espace géographique, comme s´íls constituaient une “signature” dans le paysage. Tous les campements furent pris en photo, une fois au moins  – ici, la plupart du temps par des amateurs – selon ce modèle: vue d´ensemble pour montrer leur localisation, l´ordenation des baraques et sa conformation, leur groupement.

Les photos cherchent en plus à montrer leur organisation, les matériaux (le plastique, le carton, le bois, des bouts de tissu), la fragilité des constructions, l´accumulation désordonnée d´objets. Les objets rudimentaires témoignent aussi bien la precarité des campements que leur vitalité : le repertoire étant limité, tout peut servir et doit être conservé, même pour exercer des fonctions surprennantes. Très attentifs à l´inséparabilité du dedans/dehors dans la construction des campements, les photographes montrent souvent “le propriétaire” – ou l´occupant – à l´entrée de son habitation, comme une “preuve” que ce lieu lui est destiné.  La photographie des familles nombreuses et des enfants est aussi très courante. La plupart des activités quotidiennes, faites à l´extérieur, s´offrent au regard du photographe. Très prestigiée, la préparation de la nourriture, qui réunit la famille ou le groupe, témoigne l´importance réelle et symbolique de l´aliment – et la raison d´être de l´occupation.

La figure humaine – le collectif et l´individu

L´objet de la photo do MST est la figure humaine, soit le collectif, soit l´individu. L´image du collectif est la plus prestigiée. La formation des groupes destinés à des objetctifs divers vise l´organisation et la stimulation à la participation. Leur prise en photo est fréquente, parce que la représentation du groupe en tant que “corps politique” est un élément décisif pour la construction du Mouvement. Les grands groupes du MST sont montrés comme une masse compacte, comme un “peuple politique” qui décide d´irrompre dans l´espace politique qui ne leur est traditionnellement destiné, en l´occupant avec ses actions, ses gestes, sa parole. Ce corps collectif est doté d´assurance quant aux motifs de sa constitution et à ses objectifs; c´est um corps “consolidé”,  dotée d´existence propre, qui s´impose à la câmera. Par contre, l´individu  « disparaît » dans l´anonymat.

Originaires du démantèlement du monde rural, les sans-terre n´ont pas “l´insertion” accordée par la possession de la terre, qui donnerait lieu au malaise, déjà assez étudié,  du paysan qui se laisse photographier. Comme nous avons vu à propos des 4 générations de femmes, la plupart du temps ils n´ont pas réussi à s´assurer ni la notion de l´image de soi, ni les conventions de la “distance” de l´autre. Pris dans leur lieu d´habitation, où les mots “leur” et “habitation” sont le noyau même d´un conflit qui les a précipité dans l´action politique, rien n´approche ces personages de la pose “troublante” des paysans dont la critique a tant parlé.

Pendant longtemps le MST a préféré la réprésentation du collectif, toujours montré dans l´ unique photo à la une de son journal. Pourtant les photographes n´ont pas renoncé à l´image de l´individu devenue, surtout après le travail de Salgado, un élément dans la stratégie du MST. Par le moyen des portraits de Salgado, le MST a découvert la photo en tant que signe, la possibilité de sa “lecture”. Lorsqu´il a pu identifier les traces du travail, la marque de l´histoire et du destin collectif dans les images des individus – lorsqu´ il a pu identifier l´histoire collective dans l´individuel – il a pris ces signes en tant que “preuve” de leur “vocation” rurale, les opposant aux critiques qui nient le destin commun des sans terre.

On peut  cependant voir l´expérience des campements d´un autre point de vue, comme une intérrogation sur ce partage collectif/individu. En fait ils proposent des nouvelles formes de socialisation, des noveaux comportements susceptibles de donner  lieu à des transformations – à un devenir. Plusieurs futurs occupants définissent leur décision avec la phrase: je vais “devenir sans-terre”; ceux qui ont déjà leur terre continuent parfois à s´auto-désigner “sans-terre”, comme si ce n´était pas une condition, mais un “état”qu´on choisit ou auquel on accède. Pris comme quelqu´un à qui la terre manque, il serait plutôt le passé qui expliquerait l´expression sans-terre. Or, la stratégie des campements a reorienté le sens de cette expression, du passé vers l´avenir. Lorsqu´il entrent dans le campement, les individus deviennent collectivement “sans-terre”: devenir sans-terre est une modalité de se réprésenter dans l´espace du campement, qui tient son origine du passage par une nouvelle expérience basée sur des pratiques collectives et par un apprentissage d´ordre politique.

L´expérience des campements est la condition de ce devenir, la possibilité de construction de la collectivité – et dans ce cas, la photo ne fixe pas “le” portrait de l´individu – ni s´occupe pas, d´ailleurs, des « scènes » des campements ; elle registre plutôt un procès, une trasformation. C´est de ce point de vue du registre d´un devenir qu´elle voivent être regardées. Dans ce sens, on comprend qu´il n´y ait pas beaucoup de “portraits” au sens classique dans l´archive. Rarement l´individu y apparaît isolé de son contexte. À l´entrée de sa baraque, s´adonnant à des activités quotidiennes, on verra toujours une partie de son milieu, ses objets, l´espace qu´íl crée par son action. La photo des repas, par exemple, “suit” la transformation subie dans le campement: si l´une des scènes recurrentes est sa préparation à ciel ouvert, après la distribution de la terre la photo qui montre la conquête du nouvel espace sera faite dans la cuisine, dont la famille semble très fière, ayant au fond les cacerolles étincelantes.

Rituel

Pour passer aux deux autres régimes d´images, je dois revenir en arrière dans le temps, peut avant la créaction du MST, lorsqu´il n´y avait pas d´ opposition nette entre action politique et rituel dans l´action des sans-terre. Lorsque 300 familles ont créé, en 1981, le campement Natalino, pratiques rituelles et action politique se confondaient entièrement. La CPT – Commision Pastorale de la Terre – aile gauche de l´église catholique dans le monde rural – a été à la tête de l´organisation du Natalino. Confondant discours religieux et politique, la lutte politique des paysans et leur conception du surnaturel se sont identifiées au Natalino. Les pratiques religieuses  y ont acquis une connotation politique, alors que les objectifs politiques ont assumé un caractère religieux: la lutte contre l´exploitation par le latifúndio fût assimilée à la recherche de la “terre promise”, promesse de liberté et du monde divin furent confondues.

C´est la mouvance politique autour du Natalino qui a créé les conditions pour la constitution du MST. En plus d´en hériter cette indistinction entre politique et rituel, il lui a emprunté et développé, à son tour, le modèle du campement.  Le sociologue Germany Gaiger a montré que le Natalino était doté d´une organisation spécifique, singulière, fondée sur des groupes de travail (nourriture, santé, éducation, surveillance, communication et autres) et sur des instances de décision, couronnées par l´assemblée générale ; que le campement avait pour but attirer l´attention publique et protéger le groupe contre la représsion et les propriétaires ; et que ces conditions seraient à l´origine d´une valorisation intuitive de l´union dans le campement: le fait d´être ensemble volontairement rendant possible le développement des discours et des pratiques communes: politiques, religieuses, comunautaires[2]. C´est cette organisation spatiale et politique que le MST a hérité, développé et mis en valeur.

Au Natalino sont nés des symboles qui activaient l´élément magique et exploitaient le rôle affectif que les paysans attribuent aux expressions religieuses. Au centre du campement, une grande et lourde croix fut installée pour signifier  la souffrance des sans-terre et la necessité de leur union. Les célébrations, aussi bien que les actes politiques étaient tenus autour d´elle. Petit à petit, des symboles de l´expérience quotidienne furent ajoutés à cette croix: les etais qui la soutenaient passent à signifier les appuis reçus ; des écharpes furent suspendues à ses bras, en référence aux enfants morts dans le campement. Lorsque l´aspect religieux a été remplacé par un discours socialiste nuancé, le drapeau rouge a pris la place de la croix, et devient le symbole du mouvement; d´autres symboles laïques (képi, t-shirt) viennent côtoyer des figures dont la symbologie est déjà bien établie: Marx, Lénine, Rosa de Luxembourg, Che Guevara et des héros brésiliens: le milénariste Antônio Conselheiro, le rebelle noir Zumbi dos Palmares et des héros du MST.

Premier campement intensément exploré par la photo, les images du Natalino ont rendu visibles les liens entre conflit et rituel; elles ont aussi témoigné le “glissement” des signes religieux aux signes laïques, et ont contribué á leur fixation et au transfert des charges affectives des uns aux autres; de plus, l´image a aussi été incorporée, en tant que telle, aux nouveaux rituels et cérémonies du MST.

Symbole premier des sans-terre, la croix a énormement interessé les photographes, qui n´ont pas manqué de la montrer, au centre du campement; plus tard, le drapeau avec le logo prendra sa place, et la photo annonçera ainsi la “signature” de  l´occupation. Témoignant le lien entre ces symboles, la croix et le drapeau seront parfois pris dans une seule image.

Le deuxième régime d´images, concues pour susciter l´inspiration et la coyance, se présente sous deux modalités: le “récit visuel” et la pratique mystique. Constituant une esquisse de narration, le récit visuel est présenté en général sous forme d´une affiche avec des images des héros, exposé au cours des cérémonies, des séminaires et des réunions[3]. Cherchant ces images dans la tradition historique l´objectif du récit, lié plutôt à la formation, n´est pas d´opérer un “retour” au passé, ni de se fixer sur une utopie, mais plutôt de “doter” le MST d´une tradition “créée”: si le “socialisme” est une sorte “d´horizon” pour le Mouvement, l´évocation de ses figures veut surtout rendre hommage à leur radicalité; de même, la révendication des procès méssianiques du XVII et du XIX siècles  prend la radicalité des personnages comme Antônio Conselheiro et Zumbi dos Palmares, leur questionnement du regime politique comme source d´inspiration[4]. La photographie peut, en plus, être intégrée aux pratiques rituelles du MST.

La mystique

Le récit visuel se réfère au passé, à la volonté d´incorporer la réputation des héros évoqués; la mystique se projete dans l´avenir. Développées au cours des actions collectives, ces dramatisations ou performances se construisent en général autour de l´histoire du Mouvement, de ses principes, objectifs, de ses héros. La mystique rend hommage à la capacité de lutte et à la ténacité des sans-terre. Au lieu de la terre promise, elle prefigure un futur dont l´anticipation doit susciter la volonté de lutter et l´union pour l´action. Un des icônes photographiques du MST peut être pris comme une mystique. Il s´agit de la mise-en-scène de la lutte : les sans-terre brandissant, au dessus de leurs têtes, comme des armes, leurs instruments de travail.

“Faire la mystique” est un mode de transposer la politique sur le champ des affects: les dramatisations ont pour but “toucher” les émotions, promouvoir l´union et stimuler la croyance dans la valeur de la lutte et la transformation de la société. Par les émotions, la mystique doit activer l´espoir que l´engagement conduise à cette transformation. Issue de la tradition religieuse à l´origine du MST, après la sécularisation la mystique est plutôt définie comme “acte culturel” qui utilise des symboles, mais aussi des éléments immédiats, des matériaux courants, des faits, des évènements. Conçue collectivement par des groupes destinés à cette fonction, la mystique utilise aussi des objets: branches d´arbre, fruits, fleurs, sandales, assiettes,  morceaux de bâches, et des gestes: poings serrés, mains dans les mains, des chants et des mots.

Moins visitée par la photographie, la mystique est en rapport avec l´aisance du MST à explorer politiquement l´aspect visuel. Ainsi ce n´est pas un hasard si la photographie surgit à l´intérieur même de cette pratique. L´exemple plus évident de ce « culte » des images est donné par l´image du Che, présente aussi bien dans le récit visuel que dans la mystique: ainsi on trouve Che Guevara parfaitement integré dans le quotidien des sans-terre, son image côtoyant, à l´intérieur des barraques, les photos de famille et les objets domestiques.

Ce mélange de fragments culturels integrés dans la religion, de la symbologie, des rituels et de l´imagerie socialiste constitue, petit à petit, une esthétique qui combine des textualités religieuse, socialiste et paysanne.

Campement – inversion de la visibilité

La photo du MST touche à des aspects très débattus par la critique contemporaine : les facilités de l´art dite politique, les automatismes du registre de l´action directe, la « croyance » à l´image photographique. Mais son aspect le plus saisissant concerne, d´une part, le registre continu et minutieux d´un devenir, ou de la « création » des sans-terre; et d´autre, la constitution d´une perception de la visibilité en tant que champ d´action politique.

La contribution la plus plus originale de la photographie pour la construction du MST se trouve dans l´élaboration de sa conception stratégique des campements, basée sur la visibilité : en fait ils ont pour fonction inverser le sens de la visibilité des sans-terre, de la passivité qui est habituellement associée à cette situation, vers une fonction active. À cet égard, il suffit de penser aux camps des déplacés, des refugiés, d´immigrés, qui ont aussi perdu leur rapport originaire à l´espace et sont soumis à des nouvelles méthodes de “gestion” des populations basées sur leur visibilité: les sans-terre sont aussi dans un espace créé mais, au contraire des camps, ils y resteraient invisibles s´ils n´avaient pas fait de la conquête de la visibilité un leurs objetctifs politiques.

Lors d´une étude sur le rapport entre mondialisation et géo-politique, Sylvaine Bulle a montré les resemblances entre le modèle d´internationalisation forcée dans les camps gérés par des organizations internationales, et celui de refugiés de guerre. Organisés en vue du maintien de l´ordre et de la vitimisation qui s´originent de leur visibilité politique, ils donneraient lieu à ce qu´elle appelle les “informels” – des individus sans statut[5]. Les campements du MST ne sont pas un lieu d´exclusion, mais plutôt un instrument de lutte et d´insertion sociale fondé justement sur la visibilité de l´espace et de sa population : pour rendre efficace la pression sur l´état e le pouvoir public, il faut qu´ils soient « vus » par les institutions, par l´opinion publique, par la presse et par les autres sans-terre pour. Les campements ne se réduisent pas, ainsi, à une fonction négative, réductrice des potentielités individuelles et collectives ; ils constituent, au contraire des camps, une affirmation décisive, une énonciation politique performatrice vers l´obtention de la terre.

D´après l´anthropologue Lygia Sigaud, les campements constituent à la fois une figure spatiale et  un fait politique ; ils sont une forme de lutte politique, un composant stratégique fondamental pour les paysans. Cette incorporation de la visibilité par le MST comme instrument de lutte, l´inversion de son sens politique – du contrôle exercé dans les camps par l´autorité, vers une fonction stratégique établie par les sans-terre même – se rendre visible comme forme de pression sur le pouvoir publique – est redevable de la familiarité du Mouvement avec les potentiels de l´image. Si l´objectif de l´occupation est de rendre le campement visible en vue de l´obtention de la terre, on peut opposer aus « informels »  décrits par Sylvaine Bulle la notion de “forme-campement”, proposée par Lygia Sigaud[6]. La forme-campement est constituée par la convergence entre les stratégies développées à son intérieur et sa régularité formelle (baraques couvertes de bâche noire allignées parallèllement, sa préférence par des collines ( pour avoir une bonne vision des allentours), sa proximité des bois ( pour se fournir et rendre possible une fuite précipitée). Si les campements correspondent à une “forme spécifique de technologie politique particulière de visibilité”, la pratique de la photographie ne s´est pas limitée à rendre visible l´image des sans terre; elle a aidé à “ouvrir les yeux” du Mouvement sur de nouvelles potentialités de la visibilité.

Se rendre visible aux opposants et aux interlocuteurs veut dire se rendre visible, collectivement, en tant que sans-terre. En deux mots : se rendre visible veut dire devenir sans-terre.

Stella Senra


[1] Rancière, J. “O instante decisivo forjado” in Caderno Mais!, Folha de São Paulo, 27-7-2003,pp. 12 e 13.

[2] Gaiger, Luis Inácio Germany. Agentes religiosos e camponeses sem terra no sul do Brasil – quadro de interpretação sociológica. Ed. Vozes, Petrópolis, 1987.

[3] J´ai emprunté la notion de récit visuel à Christine de Alencar Chaves dans A marcha nacional dos sem-terra – um estudo sobre a fabricação do social. Relume-Dumará/Núcleo de Antropologia da Política, UFRJ. Rio de Janeiro, 2000.

[4] Je dois ces observations à Elsa del Carmen Ponce in Entre el Palco y la Tribuna – La marcha nacional del Movimiento de los Trabajadores sin Tierra de Brasil hacia Brasilia, um ensayo estético-político de corte democrático-radical y plural. Thèse de doctorat présentée à l´ Instituto Universitário de Pesquisas do Rio de Janeiro. 2004. Inédit.  Le MST revendique um socialisme qu´il ne définit pas très précisément. S´appuyant sur la nécessité de transformation sociale, la fin de l´exploitation, sur la construction d´une société plus juste, il s´intérroge aussi sur les bénéfices du système démocratique; ainsi, à la différence des mouvements paysans d´inspiration marxiste, son projet de transformation ne suppose pas l´élimination définitive de l´antagonisme principal, mais une restauration progressive des garanties associées à la démocratisation des relations sociales et politiques en milieu rural.

[5] Bulle,S.

[6] Sigaud, l. Fajolles,D. Gautie,J., Gomez, H., Chamorro, S. “Histoires des campements” in Cahiers du Brésil Contemporain n. 43/44. Maison des Sciences de l´Homme, Centre des Recherches sur le Brésil contemporain (EHESS), Institut de Hautes Etudes d´Amérique Latine (Paris III).

Sigaud, L. “ A forma acampamento: notas a partir da versão pernambucana. In Novos Estudos n. 58, novembro de 2000. CEBRAP

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